Les
heures tournent et je ne trouve plus le sommeil. Un gros papillon de
nuit noir se heurte convulsivement à l’ampoule qui illumine
faiblement la pièce d’une lumière fatiguée. J’entends les
bruits de cette vieille demeure, comme on attend des fantômes dont
on ne sait s’ils vous seront sympathiques ou inquiétants. Le
journal de Clément est posé sur la table de chevet. Je n’ai pas
osé l’ouvrir. Je crois que j’ai peur. J’ai l’impression que
Clément veut me léguer un héritage que je ne suis pas prêt à
accepter. J’ai eu beau tâcher d’orienter mes pensées vers
d’autres sujets, il n’y a rien à faire, mon esprit revient
toujours à son carnet. Je sens sa présence à côté de moi. La
couverture est noire, d'un papier épais, à peine cartonné, râpant.
Elle me transmet une sensation d'étrangeté.
Depuis
combien de temps n'étais-je pas revenu à Saugues ? Il y a
longtemps, j'ai fui ces maisons comme on fuit le noir, lorsqu'il veut
à tout prix vous étouffer. La paralysie ou la fuite. Rien d'autre.
Rien ici ne me mettait à l'aise. Comme si je n'avais pas ma place
dans ce microcosme. Pourtant, lorsque l'on me demande dans quelle
région j'ai grandi, je ne cache pas une certaine fierté à dire que
je viens de ce pays-là. Comme si étant ailleurs, mon existence ici
prenait tout son sens. Il a fallu que je parte de cette terre natale.
Un exil simple. Il suffisait de suivre le tracé des choses. Loin de
tous les regards du village, ceux de ma famille, des voisins, des
clients des troquets, des camarades de l'école privée, des
rustauds, des grandes gueules, des discrets, des fourbes ou des
commères. Loin pour me construire. Clément, lui, n'avait pas fui.
Pas tout de suite.
J'étais
revenu ici pour rencontrer le notaire qui gère les terres que mes
parents m'ont léguées il y a 15 ans, suite à leur décès
respectif. En général, je procède par entretien téléphonique,
mais cette fois-ci, pour une raison que j'ignore, ma signature in
situ était nécessaire. Ma première nuit avait été reposante et,
au matin, les affaires notariales furent finalement vite expédiées.
Le soleil était doux et agréable. J’en ai profité pour
m'installer sur les bancs qui précèdent le portique de l'église.
C’était jour de marché, et la place de la tour des Anglais jouait
là son animation de la semaine. Tout le monde s'y retrouvait. Les
gens des villages alentours faisaient le trajet, sans doute plus pour
se voir et se croiser que pour réellement acheter des choses
indispensables. En tout cas, prétexte à… En fin de compte,
j'appréciais d'être le spectateur d'un monde que j'avais toujours
fui. Peut-être une façon de retisser le lien, doucement, en
plongeant mon corps avec extrême lenteur dans l'eau froide du
plateau. Faut-il avoir perdu ses parents pour véritablement devenir
un homme ? C'est sans doute une étape, quoi que je puisse bien
chercher à me défendre de cela.
Clément
était-il seulement un jour devenu un homme ? J’ai rencontré
sa mère avant-hier, au marché. Je ne l’avais pas reconnue. Elle,
si. Et c’est donc elle qui engagea la conversation avec moi, comme
si nous nous croisions tous les matins sur la place de l’église.
Il y avait bien des années que je n’avais pas pensé à Clément.
Je savais qu'il était mort. Il y a deux ou trois ans, je crois. Il
avait été un enfant différent, assez particulier pour être en
marge de tous les groupes, suffisamment étrange pour rester toujours
derrière moi, un peu comme une ombre qui ne me quittait jamais, sans
qu’elle ne soit mienne. Sa solitude et son étrangeté m’allaient
bien. J’avais ainsi gagné un plus faible que moi, un petit frère
à protéger malgré une carrure de bœuf, déjà. Sa mère vivait
désormais au village, dans un appartement récent. Elle avait quitté
depuis longtemps la ferme familiale dont l’exploitation avait cessé
avec la mort du père de Clément. J’apprenais que Clément, lui,
sans prendre la suite de son père, avait déployé toute son énergie
à faire de cette vieille bâtisse un élément bien à lui. Sa mère
m'a invité à dîner chez elle. Je n'avais pas grand-chose à faire
à Lyon, alors pourquoi repartir tout de suite. J’ai donc prolongé
mon séjour à l'hôtel.
Elle
me raconta l'histoire de Clément. Le travail avec son père, son
départ du jour au lendemain, sans explication. Son absence pendant
quelques années, sans aucune nouvelle. La crainte des parents qu'il
n'aie été tué. Il était majeur à cette époque-là. Aucune
possibilité de faire enquêter la gendarmerie. Les remords du père,
tus jusqu'à la fin. Sa mère disait ne pas savoir ce qui s'était
passé entre son mari et son fils disparu. Mais il y avait
visiblement eu quelque chose. Quelque chose qui avait bouleversé son
existence, sans qu'elle puisse poser la moindre question. Elle savait
que son mari n'y répondrait pas. Alors, il restait la vierge Marie.
Une fois par mois, faire le trajet à la Cathédrale du Puy. En bus.
Prier une matinée entière. Allumer quelques cierges. Prier encore.
Puis reprendre le cours de sa vie, le travail à la ferme d'abord.
Après le décès du mari, l'embauche à l'usine de charcuterie.
Clément
était enfin revenu. Il s'était installé rapidement à la ferme,
pour mener la vie d'artiste qu'il s'était choisie. Il voyait peu de
gens. Seulement ceux qui étaient nécessaires à l'éclosion
de ses œuvres. Des peintures surtout. Ici, les gens parlaient
parfois de lui. Encore plus depuis sa mort. Il était pour les
habitants de la Margeride, l'Artiste. Comme pour l'absoudre de son
originalité. Oui, Clément avait eu une vie étrange. Finalement, à
part la proximité qui avait été la nôtre, on ne lui avait jamais
vraiment connu de liens véritables avec qui que ce soit. Sa mère
le savait. Aussi, avait-elle apprécié ma compagnie. Elle retrouvait
un peu de son fils. J'essayais de lui parler de lui, même si c'était
étrange de faire revivre cela, de me replonger dans mon enfance,
dans ma pré-adolescence. Les souvenirs remontaient. Je mettais des
mots sur des silences, sur des impressions qui perduraient
aujourd'hui encore.
Tout
à l’heure, j'ai rêvé de Clément. Je marchais devant lui. Il me
suivait. À un ou deux mètres. Nous étions adultes. Nous longions
le chemin du Trouquet, en direction des Salettes. Devant, il y avait
une silhouette de femme que nous essayions de rattraper sans y
parvenir. À la fin, nous nous sommes mis à courir. Il essayait de
me doubler. Nous nous battions. La silhouette féminine s'arrêtait,
mais ne se retournait pas. Je me suis réveillé en nage. Depuis, le
sommeil me fuit, et son carnet me guette. Sa mère me l'a donné, en
souvenir du seul ami que j'avais été pour son fils. Il paraît que
Clément parlait tout le temps de moi. Des autres, jamais. Je devais
le lire. Cela s’imposait à moi. Comme un tambour grondant. C'était
une écriture d'homme, pas pressée. Il y avait de la douceur. De
l'enfant, sans doute. Je le reconnaissais bien là, tout à son
étrangeté.
19
mai
Beaucoup
de vent aujourd'hui. La météo annonce une tempête pour la nuit. Un
couple de randonneurs s'est perdu sur le chemin. Ils m'ont dit suivre
la silhouette d'une randonneuse qu'ils n'ont jamais pu rattraper. De
belles et longues jambes, comme elle. Elle s'arrêtait lorsqu'ils
s'arrêtaient, repartait lorsqu'ils remettaient leur sac sur le dos.
Ils ont cru être sur le chemin, jusqu'à se perdre à la ferme. Je
leur ai spontanément proposé de dormir à la maison, regrettant
dans l'instant cet élan par peur qu'il puisse me juger. Ils avaient
l'air d'être exténués. Surpris de mon intérieur. Toutes ces
toiles. J'ai eu peur, peur qu'ils se sentent mal à l'aise.
Finalement, nous avons longuement discuté de mon travail, de mon
approche. Il est rare que je puisse autant me confier. Toutes ces
femmes peintes, toutes ces vulves colorées, toutes ces mues
ensoleillées, mes papillons à moi. Je les laisse voleter partout,
ils me tiennent compagnie et m'accompagnent dans mes rêves. Je dois
les accompagner aussi. Ils ont souri quand ils ont vu qu'il y en
avait de partout, y compris dans la chambre que je leur ai préparée.
Des petits, minuscules. Parfois sur des bouts de papier, au dos des
emballages cartonnés. Griffonnés, raturés, à la va vite ou avec
soin. Selon le temps, le moment, la lumière aussi. Elle n'avait
finalement pas l'air apeuré, lui était amusé. Cette nuit les
chattes étaient en chaleur. J'en ai entendu plusieurs dehors alors
que je ne trouvais pas le sommeil. Il y avait une silhouette qui
marchait toujours devant moi. Nue. Elles criaient aux mâles.
Sont-ils venus ? Je crois, j'ai entendu aussi les hurlements des
chiens. Il n'y avait pas de lune par la fenêtre. Le vent soufflait
en rafales. Lui et elle ont fait beaucoup de bruit. Ils ont baisé.
Sans se restreindre. J'ai écouté. J’avais peur. Ce matin, ils ont
repris leur marche. J'ai laissé leurs draps, personne ne viendra
après tout. Je me suis mis nu, et je me suis allongé dans leurs
odeurs. Il y avait une tâche sur le drap blanc. J’ai reproduit la
tâche. J’en ai fait beaucoup. Des dessins, des peintures, huile,
aquarelle, fusain. Une tâche à l'infini. Je me suis caressé. Je
n'aime pas cela. Mais la silhouette me regardait sans me voir. J'aime
cela aussi.
06
août
J'ai
retrouvé ce cahier entamé en mai. Il m'avait été volé. Peut-être
par un de mes papillons. Je crois qu'il était noir celui-là. C'est
toujours ceux-là, je ne les vois pas la nuit, ils viennent me
prendre des petites choses.
13
août
Cet
après-midi le ciel est devenu noir, oppressant. Je me suis caché
dans la chambre. Il y avait toujours leurs draps. Leur odeur avait
été volée elle aussi. Toujours la même tâche. Elle est presque
rectangulaire. Elle est jolie. Elle m'a rassuré pendant que les
éclairs se déchaînaient. J'ai revu la silhouette à l'horizon.
Qu’attend-elle ? Elle ne bouge pas. Pour un peu je la
confondrais avec un cyprès qui annonce
les petits cimetières, mais elle ne bougeait pas malgré le vent et
les trombes d'eau. Cela n'a pas duré longtemps.
03
septembre
Je
suis allé me promener. Comme tous les matins. Toujours elle. Devant
moi. Elle s'est aussi approchée derrière moi. Je n'ai pas bougé
pour ne pas l'effrayer. J'ai senti sa langue se poser à l'orée de
mon pull jaune, chaude et humide, elle est restée là comme une
colombe puis m'a léché, la langue en aplat. Elle m'est bénéfique,
m'est apparue dans la brume, puis s'est dissipée. J'ai entendu son
prénom, elle m'appelait doucement par le mien. Elle était nue, ou
alors s'était la brume qui l'habillait. Pas tout à fait blanche, un
peu rosée. Je l'ai peinte en rentrant. J'ai choisi une grande toile
de jute, celle qui végétait dans l'étable. Je la connais. Je le
sais.
04
septembre
J'ai
pensé à lui et elle. À leurs cris scrutés toute la nuit. Ils
semblaient heureux l'un avec l'autre. Dégoût devant ma laideur.
06
septembre
Je
continue mes marches matinales. Je pars avant que le jour ne se lève.
C'est la meilleure façon de l'épier dans les bois sans qu'elle ne
prenne conscience de ma présence. C'est un tableau mystérieux à
chaque fois. Derrière le feuillage je distingue sa silhouette
toujours dénudée, elle est presque maigre, elle ne pose pas ses
pieds sur le sol mais semble y glisser. Il y a toujours un branchage,
un arbre ou un oiseau qui me cache son visage. Puis elle me voit et
se met en marche devant moi, de sorte que je puisse distinguer ses
jambes, ses fesses charnues contrastant avec la fragilité de ses
épaules et le port altier et délicat de sa nuque.
09
septembre
Je
me suis couché cette nuit. Tard. Je fermais les yeux et je voyais
toutes ces bouches, tous ces sexes. D'hommes, de femmes. En deux
dimensions, en noir et blanc. Sommeil haché, entrecoupé de ces
visions. Je me suis levé. L'envie fixée à mes reins. Je me suis
fait éjaculer. Toujours cette même sensation. J'aime et je n'aime
pas. Mais je ne lutte plus. J'ai pensé à elle, je voulais lui
offrir quelque chose d'intime. J'ai pris un carton. Teinte marron.
Trempé mon pinceau dans mon sperme et j'ai dessiné des bouches
comme des vulves. Pas suffisamment de matière. J'ai du recommencer
sans plaisir.
18
septembre
La
femme à la silhouette est revenue. J’ai vu ses yeux qui me
regardaient par la fenêtre de l'atelier. Je portais mon pull rouge,
il faisait frais et humide aujourd’hui. Neuf jours à peindre avec
moi. Moi sur ces bouches grandes ouvertes. J’ai essayé sur du
carton noir. Une fois sec, on distingue une petite trace, moins nette
que le carton épais qui laisse penser à de la bave d'escargot. Ses
yeux me regardaient, elle portait un voile blanc, je ne portais pas
de pantalon, pas de slip. Je produisais l'avant œuvre. Nous nous
apprivoisons.
01 octobre
Elle
m'écrit. Je n'ai pas son adresse. Les lettres sont écrites sur du
papier bleu, glissées dans une enveloppe de couleur identique. Pas
de timbre poste. Je les trouve à la première heure de mon lever.
J'aime son écriture. Je ne comprends pas ce qu'elle écrit. Nous ne
parlons pas la même langue. Elle est douce. Je sais qu'elle m'aime.
C'est beaucoup d'attention. Cela fait 12 jours. Une chaque jour. Je
n'ai plus rien fait depuis. Je peins intérieurement. Assis sur une
chaise, dans la cuisine passablement éclairée, sur la nappe de
plastique, je dispose toutes les lettres et je m'endors dans ses
bras. Sa peau est douce. C'est la première peau que je touche. Elle
me réchauffe, je rêve d'elle. Les heures passent. La pendule. Tic
Tac. Et après le jour gris, la nuit laiteuse. J'emporte les lettres
avec moi. J'ai peur qu'on me les vole. Alors je les mets dans la
boîte à sucre et je garde la boîte dans mes bras. C'est froid,
mais c'est comme un cœur qui palpite. Je l'ouvre parfois dans la
nuit et c'est comme un souffle sur mes lèvres.
12
décembre
Première
neige. Il faisait froid depuis longtemps. Je me souviens de mon rêve.
Sous la douche chaude d'une piscine, une très jeune fille, 14 ans ?
16 ans ? Se glisse entre le carrelage carré et gris et mon
torse poilu et ventru. Je suis nu, plein de savon. Ses seins sont
pleins, fermes, j'essaye de ne pas regarder alors je fixe ses yeux.
Elle me regarde, ingénue et salace, elle essaye de caresser mes
couilles, mon bassin fuit à des mètres et mes mains restent
appuyées contre le mur. Elle ne me touchera pas. Je ne veux pas.
Pourtant je veux lui donner ce qu’elle cherche. Que
cherche-t-elle ? Qu'est ce que je cherche ? Je la chasse.
13
décembre
Ses
lettres s'accumulent. Je me suis remis à peindre hier. Cette fois,
je n'ai envie que d'une toile. Peut-être la dernière. Une évidence.
Je n'éjacule plus mes toiles. Son visage. De profil. Je vais
lentement. Pas d'intermédiaire. Directement sur la toile tendue et
vierge. Je n'aime pas les esquisses, elle vaut bien plus que cela.
Plus que tout ? Peut-être.
14
décembre
Elle
prend forme doucement. Je m'applique. Son visage est légèrement
incliné vers l'arrière. La nuque est belle et fine. Je reçois
toujours ses lettres. Sans avoir appris, je comprends sa langue
désormais. Cela fait une jolie pile. La boîte est trop petite. Il
faut que je trouve une autre solution. Des objets ont encore disparu,
avant c'était dans l'atelier. Hier dans la cuisine et le couloir.
Aujourd’hui, un papillon de papier a disparu, je l'avais laissé
dans le salon, sur la poutre de la cheminée. Cela se rapproche de ma
chambre. Je le sens. Je le sais.
15 décembre
Je
suis allé au village. J'ai acheté un petit coffre avec une clef. La
clef est pendue à mon cou. Le coffre est plus grand que la boîte à
sucre. Nous dormons toutes les nuits ensemble. Je m'enferme avec elle
dans le coffre et nous nous aimons dans une lumière chaude malgré
la nuit. Sous l'édredon il fait toujours chaud. Hier dans sa langue
elle a chuchoté à mon oreille qu'elle nous aimait tous les deux.
Moi et nous. Pour la première fois, j'ai déposé ma main sur son
triangle. Elle n'a rien dit, moi non plus, mais j'ai entendu son
souffle.
À
mille lieues
tu
n'es plus
il
t'a fallu
cent
pas
pour
arriver
ne
pars pas
souffle
envole
étreint
la
petite poire
en
forme de cœur
mords
avale
que
j'entende ta peau
haleter
respirer
ton
souffle
chaud
rassure-moi
28
janvier
Je
n'ai plus assez de place dans le petit coffre. Je me suis résolu à
n'y laisser que le plus beau de ce qu'elle m'a écrit. Hier ma mère
est passée. Elle est partie au bout d'un temps trop long. J'avais
hâte d'ouvrir sa lettre, j'ai toujours hâte. C'est toujours la même
odeur. Celle qui est sur mes doigts depuis que j'ai touché son
triangle. Je la porte souvent dans ma moustache pour la garder
constamment avec moi. Son visage s'éclaircit. Elle a les yeux fermés
et les lèvres closes. Elle semble attendre. Quoi ?
29
janvier
Je
me suis coupé en travaillant au jardin ce matin. Le sécateur m'a
échappé et la plaie était profonde. Elle ne saignait pas au début.
Ça palpitait, cela m'intriguait. Puis le sang a commencé à couler
le long de ma paume pour glisser vers le poignet. Sa silhouette s'est
approchée, je ne l'ai jamais vue aussi blanche, totalement nue. Je
ne distingue pas tout à fait encore son visage. Elle a posé ses
lèvres sur mon avant bras, a léché le sang qui coulait en
remontant lentement vers le poignet, ses yeux me scrutaient, aimants,
précis, je me suis perdu en elle. Sa langue est arrivée à la
plaie, elle y est rentrée dedans pour me nettoyer comme un petit
chat. Ses lèvres ont scellé ma peau et sont restées longtemps.
J'ai senti un vertige. Je crois que je me suis évanoui. Je n'avais
peut-être pas assez mangé ce matin. Je me suis réveillé sur le
canapé. Ma plaie avait disparu.
30
janvier
J'ai
voulu recommencer. J'ai pris un couteau. Je l'ai affûté et j'ai
coupé en plusieurs endroits. Ma poitrine. Le tranchant de mon autre
main. Ma joue. Le lobe de mon oreille. Elle est venue. M'a bu à
nouveau. Une nouvelle fois je me suis évanoui. J'étais dans
l'atelier. J'avais étendu une toile de lin fin sans armature. Je me
suis réveillé, nu. Sur la toile des gouttelettes un peu partout.
Comme une pluie en motifs altérés. Des traces larges, parfois
longues, d'un rouge désormais sombre, pas uniforme du tout. Mes
plaies ont disparu. A l'exception de celle figurant sous mon mamelon.
Elle picote. Il y a des racines qui sont encore au bord. Je crois
qu'elle pousse vers mon cœur. C'est elle qui sera avec moi désormais
à vie. Je le sais, c'est ma fleur bleue, elle m'aide à respirer.
03
février
Cage qui monte
je
ne suis plus prisonnier
Cage
qui descend
Comme
je respire
grâce
à ta fleur
qui
me pousse
me
sonde
m’inonde
je
pousse
vers
notre monde
Renaissance
07
février
Il
s'est agrippé à mon dos. Le papillon noir a fait sa mue. Il ne veut
pas partir. Il m'a griffé en se débattant. C'est comme une cape que
je ne parviens pas à enlever. Il essaye de prendre place en moi, je
lutte, il me lacère le torse. Je le craignais depuis des semaines.
Des objets ont disparu dans ma chambre. Notre réveil. Et des
cintres. Peut-être des toiles aussi. Mais il y en a trop, je ne
saurais dire. Elle continue heureusement de m'accompagner. J'ai lu
hier L'écume des jours, c'est comme si c'était son nénuphar qui
poussait en moi. Cela ne me gêne pas. Je suis peut-être affaibli,
mais sa chaleur m'irradie. Le tableau n'est pas terminé. J'ai dû le
recommencer à plusieurs reprises, ses traits s'effacent sans cesse.
J'ai essayé en vain plusieurs matériaux pour peindre, plusieurs
techniques aussi. Sans succès. C'est comme si elle ne voulait pas
que je la matérialise. Elle fuit mon trait, mais sans reproche. Elle
poursuit ses rêves avec moi, ses lettres aussi. Aujourd’hui j'ai
pris toutes les lettres en photo. Une par une d'abord. Par mois
ensuite. Puis l'ensemble sous la forme d'une architecture nouvelle,
des étages où vivent nos mots entremêlés. J'irai demain au Puy en
Velay pour les faire développer.
13
février
Ça
y est, j'ai tous mes développements. J'ai tapissé les murs de notre
chambre avec son bleu, ses mots que je comprends parfaitement
désormais. Cela constitue un grand roman, elle me parle de son
enfance dans ce pays que je ne parviens pas à situer. Elle m'a écrit
ses premiers chagrins, ses premiers émois. J'ai la sensation d'avoir
recomposé un puzzle qui n'avait plus été assemblé depuis des
siècles. Il y a toujours autant de douceur dans l'histoire qui
s'écrit sur nos murs. Elle est belle. Les cheveux blonds, parfois
ornés de quelques teintes châtains. Ce matin, je n'ai plus retrouvé
mes charentaises. Les siennes aussi avaient disparu. Nous nous
rappelons pourtant les avoir laissées l'un et l'autre au pied de
notre lit. Nous avons fait l'amour si magnifiquement cette nuit.
C'était une première fois. Ce sont à chaque fois des premières
fois. J'ai peint sur ses seins des cœurs et des papillons blancs
avec la matière de ma semence. Elle a fait de même avec les
coulures qui s'échappaient de son sexe. C'est comme une encre
invisible qui nous lie encore un peu plus, je pourrais dire un
serment de sang blanc. Elle me parle beaucoup la nuit. Je n'ai plus
besoin de dormir avec ses lettres closes dans le petit coffre.
Désormais, ses lettres sont partout autour de nous. Nous nageons
dans un océan bleu. Je ne sais pas nager.
17
février
Océan.
Femme.
Femme
océan
à
l'écume de mes lèvres.
Vont
des vagues sur ta peau
où
ta langue enflamme ton eau
mes
eaux se troublent
la
marée monte en nous
et
m'emporte
je
ne sais pas nager
alors
flotte dans les creux
et
coule dans ton fond
vers
les frondaisons
vers
le frémissement
bouillonnant
de
nos rêves
lumineux
le
poignard
03
mars
Je
n'ai pas dormi cette nuit. J'étais angoissé. Elle n'était pas là.
Elle n'a pas voulu rentrer dans la maison. Est-ce l'ombre que j'ai
sur mon dos qui lui fait peur ? Elle a sonné plus d'une
trentaine de fois à la porte. A chaque fois, j'ouvrais et elle
n'était pas là. Mais elle me laissait sur le seuil un petit quelque
chose, à la manière des chats, une brassée d'herbe auréolée de
rosée, quelques pissenlits encore assoupis, un peu de terre noire et
quelques petits graviers perdus, de la nuit dans un verre d'eau, et
puis sa culotte. Oui, elle me l'a laissée. Lorsque je ferme les yeux
maintenant c'est son visage parfait que je retrouve. Elle semble
apaisée. Elle m'apaise. Un voile blanc s'est formé, il enveloppe
son visage tout en laissant apparaître tous ses traits fins.
Parfois, lorsque je la vois ainsi, je me demande si elle respire. Je
crois qu'elle ne respire pas, mais elle vit. Le voile est attaché
comme un chignon mêlé dans ses cheveux ramassés vers l'arrière.
Les yeux fermés, la tête basculant avec délicatesse vers
l'arrière. Elle est belle. Elle me repose. Je mange peu. Moins je
mange plus elle est présente derrière mes paupières. Je me suis
endormi avec la pièce de tissu simple qu'elle m'a offerte. J'ai
léché longtemps le tissu, je l'ai mâchouillé, longtemps.
06
mars
J'ai
croisé les premiers randonneurs de la saison ce matin. Je marchais
avec elle, ils ne semblent pas l'avoir vue. Je ne comprends pas. Ils
m'ont dit bonjour, m'ont parlé, mais sans lui jeter un seul regard.
Sont ils aveugles ? La peinture cette fois tient, son visage se
compose. Après les avoir croisés, je suis rentré un peu fâché
contre ces gens. J'ai décidé de ne plus sortir de chez moi tant que
je n'aurai pas su donner chair à son portrait et montrer au monde
comme elle m'est chair. Je ne mangerai pas avant.
05
avril
Le
vent souffle
cœur
aux
quatre vents
l'eau
ruisselle
amarres
mes
larmes au visage
un
pas hors de moi
enveloppe
ses
mots sur sa peau
ta
chair en moi
lèvres
voiles
reste
reste
là
06
avril
L'ombre
noire a quitté mon dos. Je me suis réveillé paniqué. Ma poitrine
compressée au maximum, prête à imploser. Les photos des lettres
ont disparu. Le lit était froid de ton côté. Où sont elles ?
Où est-elle ? J'erre comme un fantôme chez moi, reconnaissant
à peine le papier peint jauni, les traces d'humidité, les meubles
hérités, le jour ne perce pas. Je ne reconnais plus ma maison. À
la place des photos des lettres bleues, il y a des photos qui sont
vides, elles n'ont aucune couleur, elles n'ont aucun mot . Ce
n'est plus notre chambre, quels sont ces murs ? Les nouvelles
photographies ont pris tout l'espace. J'en ai arraché quelques-unes
pour chercher mes originales. Le mur s'effritait à chaque photo sans
vie arrachée. Je l'ai perdue je le sais. Il me l'a volée. Quel
désastre ! Je suis allé chercher la photo que j'avais faite
des lettres empilées, j'ai couru, me suis heurté contre des meubles
qui n'étaient pas à leur place, les objets se jetaient à mon
passage frappant genoux, tibias, chevilles, hanche, épaule, poing,
j'ai même heurté ma tête contre le liteau d'une porte qui n'avait
jamais été aussi basse. J'ai couru malgré tout chercher
l'instantané où l'on aurait dit un petit immeuble, une architecture
formée d'enveloppes bleues. Je l'avais laissé dans le petit coffre
avec les plus beaux de tes mots. Le coffre n'était pas à sa place.
La clef était toujours à mon cou. Je l'ai trouvé sous l'évier de
l'atelier, il aurait dû être dans la grande armoire de noyer.
Il n'y avait plus aucune lettre, la photo était là, mais elle ne
figurait plus rien. Tu es morte. Tu es morte. Qui que tu sois, ne me
la prends pas ! J'ai mal à la poitrine, ma fleur se flétrit,
je le vois bien. Où est-elle ? Où es tu mon amour ? J'ai
fouillé partout, j'ai jeté une à une toutes mes peintures, toutes
celles d'avant. Je viens d'allumer un grand feu dans la cheminée et
je brûle toutes mes itérations inabouties. Éjaculations sans
fruit. Qu'elles disparaissent ! Qu'il n'en reste plus aucune
pour te cacher !
Ça
y est, il ne reste plus rien, que des objets du quotidien, et je n'ai
rien retrouvé. Pas plus tes lettres, ta culotte, tes photos, tout
est vide ici. Au centre de mon atelier, il reste la toile de ton
visage. Je l'ai finie hier, j'ai accroché à ton lobe une boucle
d'oreille patinée à l'écume de ma semence, j'ai fait de même
paresseusement sur le voile qui laisse pénétrer la douceur de tes
traits. Tu étais vivante hier, je découvrais ton visage tant
de fois imaginé derrière mes paupières. Jamais à la lueur du
jour. Je t'ai regardé. Le temps passait. Et je t'ai regardé,
souhaitant que nous puissions vieillir ensemble. L'horloge a dû
sonner plusieurs heures. Je n'ai rien entendu. Enfin nous étions
parfaitement. J'ai tout perdu. Je t'ai perdu. Et j'ai tout perdu.
Je
ne sais pas quoi faire. Il faut que je fasse quelque chose. Je me
suis mis à balayer. Je me suis arrêté. Je ne voulais pas sortir de
la maison. Je t'ai cherché. J'ai vidé toutes les armoires, jetant
tout dans un vacarme que j'étais le seul à entendre. Peut-être
dans le matelas des lits, dans les coussins des canapés, dans les
doublures des couvertures, j'ai tout éventré, lacéré... Rien.
Rien. Est-ce moi qui t'ai tuée, qui t’ai chassée dissoute,
évaporée ? Qui était cette ombre greffée dans mon dos ?
Était-ce moi ? Tout est mort. Tu es morte. Je suis mort. Toutes
les couleurs ont disparu. Je n'ai pas encore osé lever le voile.
Celui que j'ai posé sur ton visage
avant de me coucher. Celui déposé pour te dire bonne nuit, je vais
me coucher, rejoins-moi quand tu seras prête. Je n'ose pas. J'écris
devant ton visage, caché par ce drap de lin épais. J'ai peur que tu
ne sois plus là. Ai-je rêvé ? Quel est ce sortilège qui me
prive de toi. Je t'aime. Reviens-moi. Rendez-la-moi ! Voleurs
d'âmes ! Je vous tuerai !
J'y
suis allé.
J'ai
soulevé le masque.
Je
suis anéanti. Il ne me reste plus rien. Ton visage a disparu. Il ne
reste plus rien. Je n'arrive plus à me souvenir. Il faut que je te
retrouve. Que je te reprenne au papillon noir qui me vole tout depuis
des mois. C'est ma faute. J'aurais du le chasser coûte que coûte
avant, même si je devais mourir pour l'arracher de mon dos, de mes
entrailles. Je hurle. Je souffre le martyr.
Je
viens de prendre un couteau. Enfoncé dans ma main gauche pour ne
plus souffrir. Ça n'y fait rien, la douleur physique n'efface pas ma
souffrance. Je pleure depuis longtemps. Et je continue en sanglots
convulsifs. J'écris à même le sol. Prostré. Reviens. Reviens.
Reviens. Je crie et n'y arrive plus. Pourquoi il ne me reste plus
rien ? Même plus ta silhouette.
Je
sais où il t'a emporté. Ne pars pas trop loin. Surtout ne bouge
pas. Attends-moi. N'aie pas peur. Je vais chercher le fusil de mon
père. Je vais le tuer. Ne bouge surtout pas. Ne suis pas l'ombre.
Reste-là ! L'ombre, ce n'est pas moi ! Ne te laisse pas
tromper. Si tu n'es plus là c'est que tu es ailleurs. J'arrive.
J'espère te retrouver. Le temps presse.
Je
l'ai. J'ai retrouvé les cartouches. Le fusil n'avait pas bougé. Il
est chargé.
A
tout de suite.
Voilà
neuf mois que j'ai lu le carnet de Clément. J'ai quitté l'hôtel
précipitamment pour rentrer sur Lyon. Une fuite une fois de plus.
Salvatrice. Cette femme dont il parle... elle s'est mise à m'écrire.
Je reçois depuis des semaines des enveloppes bleues sans timbre. Je
n'en ai ouverte aucune, je les détruis toutes dès leur arrivée. Je
ne veux même pas rechercher qui les dépose, par quel miracle ?
Je sais ce que ces lettres me signifient. J'ai hérité de Clément.
Désormais, j'ai en dépôt l'amour sans issue de Clément et cette
chimère qui me poursuit
à
mon tour. Je n'en ouvrirai aucune. Je ne céderai pas au délire. Je
ne suis pas Clément ! Si par bien des points nous étions
finalement semblables, je ne veux pas devenir cet homme-là. Cet
homme-là, je l'ai chassé... depuis longtemps.
redoutable correctrice,
sans qui ce texte ne serait pas aussi abouti
A suivre, quelques mots sur la rencontre de cette photo et de ces mots.
RépondreSupprimerHrôôô! Vous allez rougir des oreilles, là, vous!
:)
Tss!Tss!Tss!
faire rougir vous voulez dire ? à moins que vous ne signifiez que je vais rougir des oreilles ;)
Supprimer
SupprimerA votre avis?!
:)
Cette histoire m'évoque la schizophrénie. La vraie, celle qui fait que l'on est plus dangereux pour soi-même que pour les autres.
RépondreSupprimerLe délire, la bizarrerie des propos, l'ami imaginaire mais réel pour celui atteint de cette maladie, le suicide...
Pourriez-vous laisser ce texte en ligne suffisamment de temps pour que je puis y revenir et goûter la poésie ?
Ce texte a besoin de décanter, il restera là sans doute un peu plus de temps que les autres. Besoin de me reposer d'écrire aussi en quelque sorte. Donc prenez votre temps.
SupprimerJe n'avais pas pensé à cette maladie là, mais oui.
Le temps de mise en ligne fut-il suffisant?
Supprimerje trouve ça incroyablement bien écrit. tu passes d'un style à l'autre suivant qui parle . très très belle exercice littéraire.
RépondreSupprimerencore!
et la photo est superbe. bravo aux deux complices!
Et bien... merci
Supprimer:)
Oui, la photo est magnifique, et encore tu n'as pas vu la photo d'origine, en N&B et sans les lettres, une impression de quiétude très agréable s'en dégager.
oui c'est doux et calme et son profil est très beau ( j'adore son nez) , très femme .
SupprimerPour le texte comme Marietro j'y ai vu la schizophrénie. et j'ai ressenti par moment la même pointe d'angoisse que j'avais quand j'écoutais un patient me conter son monde.
je suis très heureuse de te relire avec autant de plaisir . J'ai cru que j'avais perdu ça.
Même si d'autres viendront sûrement, je n'ai qu'un mot. Merci.
RépondreSupprimerUn mot. Merci à toi (enfin 3)
RépondreSupprimerIl faut toujours très bien choisir ses partenaires en matière de randonnée.
RépondreSupprimerJusqu'au jour où on marche seul.
Pour la randonnée au long cours, oui sans doute. Pour ma part j'ai commencé par marcher seul. Maintenant j'alterne selon les possibilités de mon compagnon de marche. C'est un plaisir différent.
RépondreSupprimer
RépondreSupprimerJ'ai perdu l'écriture mais je branle la plume., dites-vous ailleurs.
Faudra, peut-être et sûrement, aller la retrouver.
Branler la plume, ça va un moment, hein?!
Après... après... ça rend sourd, paraît-il.
J'ai dit cela moi ?
SupprimerLe hasard fait que ce matin, je songeais à cette photo, point de départ de celui que j'ai chassé.
RépondreSupprimerOui, oui... levez la tête et lisez-vous plus haut, sur une autre page.
Bien, ce hasard!
Un des plus beaux textes que j'ai lu de vous, onirique, très émouvant et inspirant.
RépondreSupprimer